Le projet de la Mission (1984|1989)
A l’occasion de ses vingt ans, la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) lance une vaste commande artistique de photographies ayant pour objet de « représenter le paysage français des années 1980 ». Cette initiative baptisée « La Mission photographique de la DATAR » est avalisée par le Premier ministre lors d'une réunion du Comité Interministériel à l'Aménagement du Territoire, le 18 avril 1983. Le projet est annoncé publiquement en 1984 par Bernard Attali, alors Délégué à l’Aménagement du Territoire et à l’Action régionale. Prévu pour une seule année à l’origine, il va finalement durer jusqu’en 1989, sous la direction conjointe de Bernard Latarjet, alors en poste à la DATAR, l’initiateur et le responsable de la Mission, et du photographe François Hers, en charge de la direction artistique et technique. Il réunit les travaux de vingt-neuf photographes, jeunes auteurs ou artistes confirmés, français et étrangers.
Les premiers résultats de la Mission sont dévoilés à la fin de l’année 1985 dans une exposition qui présente les travaux des quinze premiers photographes sollicités, et une partie des clichés est publiée dans un ouvrage au titre explicite : Paysages, photographies, travaux en cours, 1984-1985. Ce catalogue se veut en effet n’être qu’ « un carnet d'étape » d’un projet au long cours, l'exposition n'étant elle-même que la présentation d'un « atelier provisoire ». Ce livre reçoit en 1986 le prix Nadar, qui récompense un livre de photographies. L’exposition, initialement installée au Palais de Tokyo à Paris, va circuler en France et en Europe jusqu’en 1987.
Après 1985, la Mission continue son travail, avec l’arrivée de nouveaux photographes ou pour certains, la poursuite des recherches déjà initiées. La Mission se termine en 1989 avec l’édition d’un second ouvrage, Paysages, Photographies, 1984-1988. Ce dernier constitue ainsi non pas une vision exhaustive des images réalisées mais un bilan raisonné de ces années d’expérimentation photographique et visuelle sur le paysage français.
The Mission project (1984|1989)
To mark its two decades of existence, the Delegation for Planning and Regional Action (DATAR) launched a vast artistic commission of photographs with the aim of “representing the French landscape in the 1980s”. This initiative, called the “DATAR Photographic Mission”, was endorsed by the Prime Minister at a meeting of the Interministerial Committee for Planning, on April 18, 1983. The project was publicly announced in 1984 by Bernard Attali, then Delegate for Regional Development and Regional Action. Initially scheduled for one year, it ultimately lasted until 1989, under the joint direction of Bernard Latarjet, then working at DATAR, the initiator and head of the Mission, and François Hers, a photographer in charge of the artistic and technical direction. It brought together the work of twenty-nine photographers, young authors and experienced artists, from France and abroad.
The first results of the mission were unveiled at the end of 1985 in an exhibition presenting the work of the first fifteen photographers approached, and some of the photographs were published in a book with the explicit title: Paysages, photographies, travaux en cours, 1984-1985 (Landscapes, photographs, work in progress, 1984-1985). This book was intended as a “progress report” on a long-term project, with the exhibition itself being an “interim workshop” presentation. The book received the Nadar prize in 1986, which is awarded to photography books. The exhibition was originally set in the Palais de Tokyo in Paris, and toured France and Europe until 1987.
The Mission continued its work after 1985 with the arrival of new photographers and also with the continuation of research already initiated in some cases. The mission wound up in 1989 with the publication of a second book, Paysages, Photographies, 1984-1988 (Landscapes, Photographs, 1984-1988). This was not an exhaustive view of the images collected but a reasoned assessment of these years of photographic and visual experimentation on the French landscape.
Une « mission photographique » ?
Le choix du terme de « mission photographique » pour désigner le projet de la DATAR n’a rien d’une évidence au début des années 1980. Ce parti-pris marque une volonté politique de la part des deux directeurs de la Mission photographique, Bernard Latarjet et François Hers, d’innover dans la forme qu’ils donnent à leur projet tout en lui offrant une légitimité institutionnelle.
En effet, la dénomination de « mission » marque une double filiation, dans l’histoire de la photographie d’une part et par rapport à la culture d’action du porteur du projet qu’est la DATAR d’autre part. Elle fait référence à la prestigieuse Mission héliographique de 1851, considérée comme la première commande institutionnelle portant sur l’ensemble du territoire national. Par ailleurs, elle fait écho au vocabulaire d’action de la DATAR, la « mission » y étant entendue comme « une charge permanente ou occasionnelle confiée à une personne ou à un groupe en vue d’une action déterminée » [1]. Par ailleurs, le terme de « mission » opère comme un outil de distinction par rapport à d’autres modes de relation entre l’institution et les artistes. Il s’agit ici de proposer une nouvelle modalité, alliant la contrainte de la commande et la liberté de l’aide à la création. La Mission photographique peut être alors définie comme une commande institutionnelle adressée à des photographes considérés comme artistes et portant sur un territoire donné.
Le début des années 1980 correspond à un tournant pour le champ de la photographie, qui intègre les institutions de l’art contemporain. À la faveur de l’alternance politique de 1981, la culture devient une priorité gouvernementale à travers la mise en œuvre d’une politique volontariste visant notamment la reconnaissance de pratiques jusque-là considérées comme minoritaires, populaires ou marginales dont la photographie. La Mission photographique de la DATAR, en s’adressant à des photographes considérés comme des artistes, et en revendiquant le statut d’œuvres des images, participe activement de ce processus de reconnaissance institutionnelle.
[1] « Mission », Dictionnaire encyclopédique Quillet, 1958
A “photographic mission”?
The choice of the term “photographic mission” to designate the DATAR project was not an obvious choice in the early 1980s. It stemmed from a political resolve on the part of the Photographic Mission’s two directors, Bernard Latarjet and François Hers, to give an innovative form to their project while providing institutional legitimacy.
Indeed, the term “mission” harks back both to the history of photography on the one hand and to DATAR’s culture of action as project leader on the other. It refers to the prestigious Heliographic Mission of 1851, considered the first institutional commission relating to the entire national territory. It also echoes DATAR’s working vocabulary; a “mission” being understood as “a permanent or occasional task given to a person or group for a specific action” [1].Furthermore, the term “mission” serves to distinguish it from other types of relationship between the institution and artists. The aim here is to propose a new framework, combining the constraints of a commission with freedom of creation. A photographic mission can then be defined as an institutional order covering a given territory addressed to photographers considered as artists.
The early 1980s were a turning point for the field of photography, present in institutions of contemporary art from now on. With the 1981 political handover, culture became a government priority through the implementation of a proactive policy to include recognition of practices hitherto considered minority, working class or marginal, including photography. The DATAR Photographic Mission, by selecting photographers considered as artists, and giving the images the status of works of art, took an active role in this process of official recognition.
[1] “Mission” entry, Dictionnaire encyclopédique Quillet, 1958
La question du paysage
La Mission photographique de la DATAR s’intègre à un questionnement politique sur le territoire qui s’articule au début des années 1980 autour de la notion de paysage. Un mouvement de réflexion interdisciplinaire autour de cette notion émerge en Europe à partir de la fin des années 1970, quand l’euphorie du développement industriel et social des Trente Glorieuses laisse place à une préoccupation environnementale et une quête d’identité des territoires.
Le paysage devient le point de convergence et la traduction de l’ensemble de ces problématiques. Il rend visible, sensible, les changements et les conversions en cours, quand la carte, en proposant une schématisation des éléments du territoire hors de tout affect ne semble pas convenir à la figuration de ces transformations. Le paysage, en revanche, semble offrir des possibilités infiniment plus riches en proposant un point de vue spécifique, ancré dans l’espace comme dans le temps. Symptomatique du rapport de l’homme à son environnement, le paysage est alors considéré tout autant comme une pratique de l’espace que comme une construction culturelle.
Le projet de la Mission de la DATAR s’inscrit directement dans la lignée de ces réflexions sur le paysage en chargeant les photographes de rendre intelligible une expérience sensible tout en renouvelant la perception du territoire, en leur demandant explicitement de « recréer une culture du paysage » en France.
Au fil des clichés, les photographes de la Mission de la DATAR esquissent une représentation originale du territoire, héritière tout à la fois de l’esthétique documentaire des années 1930 et des travaux plus contemporains des photographes américains des New Topographics (1975). Centrés sur un paysage de l’ordinaire et du quotidien, certains revisitent les catégories classiques du genre (campagne, paysage de montagne ou bord de mer) quand d’autres orientent leur objectif vers les lieux-communs et les « non-lieux » (Marc Augé, 1992), ces lieux usés par le regard de l’habitude ou laissés à la marge de la représentation traditionnelle du territoire.
The question of landscape
The DATAR Photographic Mission is part of a political reflexion about the French territory, which focused in the early 1980s upon the concept of landscape. The late 1970s saw the emergence of a movement of interdisciplinary reflection on this concept, when the euphoria of the industrial and social development of the post-war boom gave way to environmental concerns and a search for territorial identity.
The landscape became the focal point and the translation of these issues. It helps us see and makes us aware of changes and conversions in progress. It is different from a map which provides a mapping of the territory’s components without affect. A map does not offer a suitable representation of these territorial transformations. Landscape, however, seems to offer much richer possibilities, taking a specific point of view, anchored in space and in time. Epitomising man’s relationship to his environment, landscape is considered both a use of space and a cultural construct.
The DATAR Mission project follows on directly from these reflections, giving photographers the task of making sense of a sensory experience while renewing the perception of the land by explicitly asking them to “recreate a landscape culture” in France.
Through their shots, the photographers of the DATAR Mission sketched out an original representation of the land, successor to both the documentary aesthetics of the 1930s as well as to the more contemporary work of American photographers of the New Topographics (1975). Centred on a landscape of the ordinary and the everyday life, some offer new takes on the genre’s traditional categories of countryside, mountain scenery or seascape, while others focus their lens on commonplaces and “non-places” (Marc Augé, 1992), those familiar places that the eye no longer takes in or those left at the margins of the traditional representation of the territory
Quels terrains photographiques ?
Déterminer exactement les territoires parcourus par les photographes de la Mission photographique de la DATAR n’est pas chose aisée. Privilégiant une expérience du territoire marquée par la déambulation, les photographes doivent en percevoir la physionomie, en saisir les rythmes, les aspérités. Ce parti-pris initial, qui ne les astreint pas à une géolocalisation des images, permet d’affirmer la dimension créatrice des photographies en les distinguant d’un travail d’inventaire. L’absence de mentions explicites du lieu de prise de vue, volontairement exclues des publications de la Mission, a pour objet d’identifier des archétypes et de mettre en avant la dimension poétique de ces représentations. Loin d’être un quadrillage systématique du territoire hexagonal, les campagnes photographiques sont avant tout le lieu d’une recherche artistique, impliquant un engagement personnel, du corps comme de l’imaginaire, afin de faire ressortir la dimension sensible de cette expérience.
Si certains comme Raymond Depardon travaillent dans un lieu ciblé, La ferme du Garet, dans la plaine de Mâcon, d’autres opèrent un parcours transversal comme Gabriele Basilico sur Bord de mer, littoral de la Manche et de la mer du Nord, d’autres enfin s’attachent à une thématique comme Voitures d’Yves Guillot. Le brouillage des cartes géographiques peut être aussi un parti-pris délibéré, comme dans le cas de la série Lieux communs, Lyon, Budapest, Rome, etc. de Dominique Auerbacher, où le mélange indistinct de vues de l’agglomération lyonnaise et d’autres villes européennes participe du discours de la photographe sur l’homogénéisation et l’interchangeabilité des espaces urbains.
Which photographic terrains?
Determining exactly which territories were covered by the photographers of the DATAR Photographic Mission was not an easy task. The photographers had to experience the territory and wander through it to get a feel for the physiognomy, grasp its rhythms and note the asperities. This deliberate choice, which did not prescribe fixed locations for the images, affirmed the photographs’ creative dimension which distinguished them from inventory work. The absence of explicit references of shooting places, voluntarily excluded from the Mission’s publications, is intended to identify archetypes and highlight the poetic dimension of these representations. Far from being a systematic grid of mainland France, photographic campaigns are primarily a place of artistic research, involving a bodily and imaginative personal commitment to highlight the subjective side of this experience.
While some, such as Raymond Depardon, targeted a specific location to work in – ‘Le Garet’ farm, in the Macon plain – others operated a transversal path like Gabriele Basilico on Bord de mer (Seaside), littoral de la Manche et de la mer du Nord (the Channel and the North Sea coast), while others focused on a theme such as Yves Guillot’s Voitures (Cars) series. The blurring of maps can also be a deliberate choice, as in the case of Dominique Auerbacher’s Lieux communs (Common Places) series, Lyon, Budapest, Rome, etc., where an indistinct mixture of views of Lyon and other European cities form part of the photographer’s discourse on the standardization and interchangeability of urban spaces.
Textes par Raphaële Bertho, maitresse de conférences en Arts à l’Université de Tours et directrice du laboratoire InTRu (EA 6301). Elle travaille sur les enjeux esthétiques et politiques de la représentation du territoire contemporain. Elle est l’auteur de La Mission photographique de la DATAR, Un laboratoire du paysage contemporain (La Documentation française), 2013.
Texts by Raphaële Bertho, senior lecturer in Arts at the University of Tours and director of the InTRu laboratory (EA 6301). She works on the aesthetic and political issues of the representation of contemporary territory. She wrotes « La Mission photographique de la DATAR, Un laboratoire du paysage contemporain » (La Documentation française), 2013.